LES
DEUX SOEURS DE
BÉTHANIE
"Une femme du nom de Marthe le reçut dans sa
maison. Elle avait une soeur nommée Marie qui s'était assise aux pieds du
Maître et écoutait sa parole. Marthe s'affairait au service..." (Lc 10,38-40.)
Les Pères de l'Eglise, lorsqu'ils
commentent la scène d'hospitalité de Béthanie, se plaisent à souligner la
supériorité de la contemplation sur l'action. L'Ecriture a cependant
soixante-dix sens. Jamais un sens n'est capable d'épuiser toute la richesse du
texte sacré. Aussi voudrions-nous tenter une autre interprétation.
Marthe ou la femme aliénée
En Orient l'hospitalité est sacrée. La Bible en témoigne. Marthe, une femme
de son peuple, se dépense pour bien recevoir Jésus. Elle obéit à l'idéal de la
femme que la société orientale a définie. La maîtresse de la maison est la
servante et la domestique dévouée de l'homme. On pourrait dire que Marthe est
le type de la femme enfermée dans l'idée qu'elle s'est faite de sa condition.
Marthe s'identifie tellement à cette condition de servante qu'elle trouve
anormale l'attitude de sa soeur. Pour elle la place de la femme est là où se
fait le service.
Jésus reproche à Marthe de trop s'affairer et d'oublier l'unique
nécessaire. Il ne méprise pas les soins domestiques. Plus d'une fois, avec ses
apôtres il a été content d'en bénéficier. En reprochant à Marthe son
affairement, il l'invite à ne pas se laisser aliéner par le service. En effet,
le travail peut devenir une aliénation, "un divertissement", dirait
Pascal. On peut se laisser polariser tellement par le travail qu'on se ferme à
toute autre recherche.
Jésus refuse d'enfermer la femme
dans son rôle utilitaire et domestique. Il ne la considère pas comme un moyen,
un instrument au service de l'homme. Elle n'est pas une fonction à laquelle la
société des hommes tend à l'identifier, elle est une vocation. La tradition
juive le rappelait lorsqu'elle confiait à la femme la mission d'allumer la
lumière le soir du sabbat. La femme doit transmettre la lumière de l'espérance.
La femme est appelée à sublimer la condition à laquelle l'homme voudrait la
réduire. Elle est appelée à vivre dans la lumière du Royaume, à faire elle
aussi l'expérience de la tendresse de Dieu. La remarque que Jésus fait à Marthe
est d'ordre pédagogique. Il veut l'éveiller à une nouvelle conscience de soi, à
une part d'elle-même qui dépasse le rôle auquel la société la réduit. A la
femme devenue étrangère à elle-même parce qu'elle n'est plus qu'une esclave du
travail Jésus rend sa dignité.
Marie a choisi la meilleure part
Marie écoute
la parole de Jésus. En hébreu le verbe écouter ne s'applique pas seulement à
l'ouïe. Il signifie obéir, mettre en pratique. Jésus loue Marie d'avoir choisi.
Choisir, c'est faire appel à sa liberté. Nul ne peut imposer à la femme
d'exister de façon authentique. La femme ne se réalise que si elle le choisit.
La femme doit trouver le chemin de la liberté. C'est la liberté qui lui
permet d'écouter, de suivre le Maître.
Le chemin de la liberté est aussi le chemin de la
gratuité. Marthe se sait efficace et rentable. Elle se sait utile à la société.
C'est pour cela qu'elle se permet d'interpeler sa soeur. Marie ne fait rien apparemment.
Rien qui se puisse voir et mesurer. Elle écoute en silence. Elle accueille le
Royaume que Jésus annonce. Elle l'accueille dans sa gratuité. La parole de
Dieu, sortie du silence du Père, demande à être reçue en silence. Apprendre à
écouter en silence, entrer dans le silence de Dieu, c'est plus difficile que de
travailler. On ne voit aucun résultat immédiat. On est accusé d'être un être
inutile pour la société. Or le chemin de la libération authentique passe par
cette écoute et ce silence. Le Royaume de Dieu est don de la liberté et de la
dignité humaines. Encore faut-il savoir écouter la parole sortie du silence et
le silence de Dieu à Béthanie et au Calvaire. De là dépend la vraie libération
de l'homme et de la femme.
Cf. extrait de
la revue : la Terre sainte, écrit par Frédéric Manns, ofm